Faut-il faire peur pour sauver la planète ?
Chaque été apporte désormais son lot de records de températures, de fontes de banquise, d’hectares de forêts partis en fumée ou de jours sans pluie. Les courbes oscillent vers des endroits jadis inexplorés des graphiques, et 2023 ne fait pas exception. Comme chaque été dorénavant, on voit passer des commentaires alarmants sur l’état de la planète, parfois même alarmistes.
L’exemple le plus mémorable est sûrement ce tweet de Sandrine Rousseau qui affirme qu’il a fait 60° en Espagne en juillet dernier sans préciser qu’il s’agissait de la température au sol. La température de l’air, indicateur bien plus couramment utilisé, affichait 39°C. Un amalgame qu’elle a ensuite pleinement assumé au micro de BFM TV : “J’avais fait un autre tweet avec une carte et qui mentionnait que c’était la température au sol et j’ai fait exprès de le supprimer pour faire celui-ci pour alerter sur la situation. Moi je veux faire un effet wake-up. Je veux que les gens se réveillent sur la gravité et l’ampleur du réchauffement climatique.”
La députée EELV est loin d’être la seule à avoir été tenté par ce procédé rhétorique. Susciter la peur est bien ancrée dans la stratégie du mouvement écologiste Extinction Rebellion. Son co-fondateur n’avait pas hésité à dire dans une interview de 2019 à la BBC : “Je parle du massacre, de la mort et de la famine de six milliards de personnes au cours de ce siècle. C’est ce que la science prévoit.” Non, ce n’est pas ce que la science prévoit.
Certains médias ont aussi tendance à dépeindre une réalité plus angoissante encore que ce qu’elle est. Récemment The Guardian titrait : “Selon une étude, le Golf Stream pourrait s’effondrer dès 2025”. L’étude stipule en réalité que l’effondrement se situerait entre 2025 et 2095 avec un scénario moyen en 2050. Et ce n’est qu’une étude. Le GIEC dans son rapport de 2021 n’avait aucune certitude sur un effondrement au cours du siècle (FAQ 9.3, AR6).
La stratégie est claire : pour alerter sur le changement climatique, il faut faire peur, et pour faire peur, il faut que la menace soit apocalyptique (“6 milliards de morts”), proche de nous temporellement (“2025”) et spatialement (“60 degré en Espagne”).
Tout cela n’est pas tout à fait véridique. On pourrait se dire : Et alors ? L’important, c’est que les gens se réveillent enfin non ? Après tout, les scientifiques s’égosillent depuis 30 ans et pour quels résultats ? 2022 a encore été une année record en termes d’émissions de CO2, et 2023 fera pire. Au diable les discours mesurés et froids, place aux émotions négatives !
Problème : le catastrophisme a fait son bout de chemin en France (Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne est paru en 2015), et à défaut d’avoir vu un soulèvement écologique massif, l’éco-anxiété a explosé chez les jeunes et le climatoscepticisme connaît une recrudescence.
En réponse peut-être, une autre tendance a émergé, construite sur l’optimisme et l’opposition aux discours de la peur. Ce rejet est bien représenté dans cette déclaration de Bertrand Piccard : “Ce qui manque, c’est l’envie que l’on donne aux citoyens. Aujourd’hui, on est en train de déprimer tout le monde. Et les gens se disent, on y arrivera jamais donc autant ne rien faire. Moi, je suis exactement à l’opposé de ça”.
Alors, qui a raison ? Est-ce que tenir un discours alarmiste permet de conscientiser la situation et in fine avoir un effet bénéfique pour la lutte contre le changement climatique ? Ou bien faut-il au contraire faire preuve d’optimisme pour entraîner le mouvement ?
Dans ce débat, les avis ne peuvent pas être plus opposés. Pour un camp, la peur initie l’action, pour l’autre, elle la paralyse. Il me semble en réalité que la majorité des gens répondent à cette question par rapport à ce qu’ils ressentent personnellement. Comme souvent avec les sciences sociales, ils vont chercher les réponses au sein d’eux-mêmes plutôt que dans la littérature scientifique, pourtant abondante sur le sujet. Dans cet article, je vais faire l’inverse. Je vais essayer de mettre de côté mes aprioris, et vous rapporter le plus objectivement possible ce que dit la science.
Les émotions
On aime bien l’idée que notre action soit dictée par une analyse rationnelle de la situation. Pourtant notre comportement est intimement lié à nos émotions (négatives comme positives). Elles ont un plus grand impact sur notre perception du changement climatique qu’en a notre âge, notre genre, notre niveau de revenu, ou encore nos connaissances sur le sujet (Brosch, 2021). Pour le dire autrement, ce qui va vous donner envie d’agir n’est pas tellement le fait vous ayez lu le rapport du GIEC, que vous soyez une femme ou un homme, riche ou pauvre, jeune ou vieux, c’est plutôt l’émotion que vous ressentez quand vous pensez au climat. Une communication basée sur les émotions peut encourager l’action comme les éco-gestes, le soutien aux politiques climatiques, l’engagement associatif ou encore l’acceptation de solutions technologiques.
En outre, les émotions sont particulièrement déterminantes dans le cadre du changement climatique car ses causes sont complexes, ses conséquences ne sont pas toujours facilement attribuables et les plus graves étant encore éloignées dans l’espace et dans le temps (même si ça commence à se rapprocher dangereusement). Dès lors, ce serait se priver d’un atout important que de ne pas jouer cette carte. Une photo marquante sera généralement plus efficace pour capter notre attention que des probabilités, des courbes ou des pourcentages.
Quid de la peur
Les émotions négatives ne sont pas là pour nous rendre la vie plus difficile, bien au contraire. Les émotions négatives (peur, inquiétude, anxiété) nous poussent à nous éloigner d’une situation dangereuse ou déplaisante, ou à modifier l’environnement de manière à réduire notre sensation de danger (Weber, 2006).
La peur est utilisée par les politiques publiques pour pousser les gens à changer leurs comportements depuis des millénaires. Aristote conseillait déjà aux dirigeants politiques d’employer des discours de la peur dans son ouvrage Politique (Pfau, 2007). De nos jours, elle est très présente dans les campagnes de préventions publiques. Et pour cause, la recherche a prouvé que ça marche (Witte & Allen, 2000). La peur permet d’attirer l’attention sur une menace, de la rendre plus saisissante, plus perceptible. C’est d’autant plus précieux quand on connaît les obstacles perceptifs liés au changement climatique, comme nous l’avons vu précédemment (McQueen, 2021). Enfin, un peu de bon sens : si le changement climatique ne faisait pas du tout peur, les chances que les individus ressentent une quelconque motivation seraient bien moindres (De Hoog et al., 2007).
Mais vigilance, attirer l’attention, ça ne veut pas forcément dire susciter l’action, surtout quand il s’agit de changement climatique (O’Neill & Nicholson-Cole, 2009). Car entre ce dernier et d’autres menaces comme le tabagisme par exemple (puisqu’on parlait plus tôt de politiques de santé publique), il y a deux différences fondamentales que m’a partagé Oriane Sarrasin, maîtresse d’enseignement et de recherche en psychologie sociale et environnementale, dans une interview pour mon podcast.
La première, c’est que dans le cas du tabagisme, on agit avant tout pour soi, alors que dans le cas du climat, avant tout pour les autres (notamment pour les habitants des zones les plus touchées ainsi que pour les jeunes ou futures générations). Malheureusement, l’altruisme est plutôt un trait de caractère dont on prédispose. Il y a peu de chance qu’il apparaisse à l’âge adulte. Les plus individualistes seront donc moins réceptifs aux appels à la peur. Pour ces derniers, une communication plus efficace appuierait sur les co-bénéfices des écogestes (faire des économies en baissant le thermostat, améliorer sa santé avec le vélo, etc.), ou en touchant d’autres valeurs comme le patriotisme et mettre en avant l’aspect “made in France” par exemple. Mais le pouvoir de la science de la communication a ses limites, certaines personnes ne réagiront qu’à la contrainte. Donc une des limites aux discours de la peur, mais comme pour toutes les émotions, c’est qu’ils ne marchent pas sur tout le monde de la même manière. C’est pour cette raison qu’il faut cibler la communication autant que possible, un peu comme le fait les publicités sur Facebook.
La deuxième différence entre le tabagisme et le climat est la perception du contrôle. Je m’explique : si j’ai peur de mourir d’un cancer du poumon, il me suffit d’arrêter de fumer. Si j’ai peur des conséquences du changement climatique, que puis-je faire à mon échelle individuelle ? Si j’ai déjà peu de chances de faire évoluer mon gouvernement, quel pouvoir aurais-je sur les ventes de pickups de 2,5 tonnes aux États-Unis, ou sur les deux centrales à charbon qu’installe la Chine chaque semaine ?
Toujours selon Oriane Sarrasin, cette perception que les efforts individuels sont vains est un bloqueur majeur pour adopter des comportements pro-environnementaux (Perga et al., 2023). Cela explique en partie que certains réagissent à la peur en tombant dans une fatigue du changement climatique, et plus grave, une éco-anxiété qui s’avère bien souvent paralysante (Change, n.d.; Saab, 2023). C’est en partie pour cette raison d’ailleurs que cette dernière touche plus les jeunes : ils ont l’impression d’avoir moins de pouvoir que leurs aînés (Ojala, 2012).
Pire encore, les discours de peur peuvent même susciter le déni et l’opposition active aux politiques en matière de changement climatique. C’est d’autant plus vrai lorsque les représentations effrayantes sont perçues comme excessives, ou lorsque les prédictions catastrophiques ne se réalisent pas (Saab, 2023). Aux États-Unis par exemple, les climatosceptiques jouent sur d’anciennes déclarations d’Al Gore.
Selon le professeur en géographie humaine Michael Hulme, dont l’article a été cité dans le dernier rapport du GIEC (Hulme, 2019), le sentiment d’urgence insufflé par les discours alarmistes peut avoir des conséquences politiques indésirables comme la “suspension de la gouvernance normale, l’utilisation de rhétorique coercitive, une pensée et une délibération superficielles, la militarisation” ou encore des appels à des mesures désespérées (Slaven & Heydon, 2020). Parmi elles, on peut citer la géo-ingénierie, qui pourrait contribuer à traiter certains des symptômes du changement climatique, mais qui ne répond pas aux problèmes systémiques sous-jacents. Ces résultats d’études scientifiques devraient pousser ceux qui utilisent cette rhétorique à être prudents.
À l’instar de Bertrand Piccard, certains seraient tentés d’éviter la peur à tout prix. Même si les chercheurs sont divisés sur cette question, nombreux sont ceux qui pensent que ce serait une erreur. Le fait est qu’il est beaucoup plus probable qu’une personne agisse si elle est inquiète. Mais alors est-il possible de garder les avantages de la peur tout en gommant ses effets indésirables que sont l’éco-anxiété et le climatoscepticisme ?
L’espoir
Face à ces effets secondaires, il y aurait deux stratégies selon Tobias Brosch, professeur en psychologie : la première serait d’insuffler un espoir “passif”, c’est à dire de dédramatiser la situation et de baisser la réponse émotionnelle. C’est une stratégie qui se concentre sur le bien-être de l’individu, mais qui ne règle en rien le problème, un peu comme fonctionne un antalgique. Par exemple, je pourrais vous dire que la population de nombreux mammifères a explosé en Europe, ou que les émissions de CO2 planétaires n’augmentent plus aussi significativement depuis des années.
Le risque est de tomber dans une forme dangereuse de “pensée magique” qui entraînerait de la passivité. La pensée magique est décrite par les chercheurs comme une surestimation de la probabilité d’obtenir un résultat favorable qui aveuglerait sur la réalité du monde (McQueen, 2021). S’il est vrai que la population de certains mammifères a augmenté en Europe, ce n’est pas le cas dans le monde entier, et ce n’est pas le cas pour d’autres animaux comme les oiseaux ou les insectes dont les populations s’effondrent, même chez nous. Et si les émissions mondiales n’augmentent plus, elles ne diminuent pas non plus, et nous dirigent vers un monde à +3 degrés, ce qui n’est ni acceptable, ni souhaitable.
Quand une personne est trop optimiste, elle est davantage tentée de ne pas prendre pleinement ses responsabilités et plutôt de compter sur les décideurs politiques, les entreprises ou la technologie pour concrétiser ses espoirs. Il est exact que le politique a une grande part de responsabilité et que certains récents développements vont dans le bon sens (développement des ENRs, des batteries, pic de déforestation atteint, ventes des voitures électriques qui explosent alors que les diesels baissent inéluctablement), mais il est peu probable que ces changements aient été rendus possibles par des personnes qui pensaient que tout allait bien dans le meilleur des mondes assis confortablement sur leur canapé.
La seconde stratégie consiste à insuffler un espoir dit “actif”. Comme on l’a brièvement évoqué, la clé réside dans la sensation de contrôle que l’individu a sur la menace. Ainsi, si une personne a le sentiment que le monde peut changer et qu’elle a le pouvoir de le façonner, elle sort aussi de l’éco-anxiété, et commence à se mettre en action. Et de quelle manière ! Il existe de nombreuses preuves empiriques qui montrent que ceux qui ont un niveau élevé d’espoir croient plus en leur chance et pour cette raison sont plus concentrés vers l’objectif, plus capables de se frayer un chemin pour l’atteindre et d’identifier des routes alternatives en cas d’obstacles (Snyder et al., 2017). Dans le cas du changement climatique, où les médias rapportent allègrement sur les mauvaises nouvelles plutôt que sur les bonnes, l’espoir est un atout précieux pour contrebalancer la peur et garder le moral (et éviter les prophéties autoréalisatrices du catastrophisme).
Évidemment, tout cela est beaucoup plus facile à écrire qu’à réaliser. S’il est aisé de faire peur (le changement climatique nous aide pas mal pour cela), il est plus compliqué de persuader un individu qu’il puisse faire bouger les lignes. Pour en être convaincu, il faut trois éléments, toujours selon Tobias Brosch : premièrement il faut penser que l’on puisse agir de manière efficace. Ensuite, il faut avoir le sentiment que les politiciens nous écoutent. Et enfin avoir le sentiment que les politiciens mettront en œuvre des mesures efficaces en retour. Est-ce le cas ? C’est une question que j’aborderai dans un prochain article.
Conclusion
Ce qui est important de retenir de cette revue de littérature, c’est que la peur est une condition sine qua non pour se mettre en mouvement chez la plupart des gens, mais qu’une dose d’espoir est requise. Néanmoins il n’y a pas une formule qui marche pour tout le monde : une communication adaptée à son interlocuteur aura plus de chance d’être efficace. Il faut aussi garder en tête que la psychologie est un levier qui a ses limites. Certaines personnes ne réagiront jamais à un message comme souhaité par son auteur, aussi parfait soit-il “psychologiquement parlant”.
Sources
APA PsycNet. (n.d.). https://psycnet.apa.org/record/2017-55500-003
Brosch, T. (2021). Affect and emotions as drivers of climate change perception and action: a review. Current Opinion in Behavioral Sciences, 42, 15–21. https://doi.org/10.1016/j.cobeha.2021.02.001
Change, T. F. O. T. I. B. P. a. G. C. (n.d.). Psychology and Global Climate Change:
Addressing a Multi-faceted Phenomenon and Set of Challenges. In https://www.apa.org. https://www.apa.org/science/about/publications/climate-change
De Hoog, N., Stroebe, W., & De Wit, J. (2007). The impact of vulnerability to and severity of a health risk on processing and acceptance of Fear-Arousing Communications: A Meta-Analysis. Review of General Psychology, 11(3), 258–285. https://doi.org/10.1037/1089-2680.11.3.258
Hulme, M. (2019). Climate emergency politics is dangerous. Climate Emergency Politics Is Dangerous. https://www.repository.cam.ac.uk/handle/1810/299168
McQueen, A. (2021). The wages of fear? In Oxford University Press eBooks (pp. 152–177). https://doi.org/10.1093/oso/9780198796282.003.0008
Ojala, M. (2012). How do children cope with global climate change? Coping strategies, engagement, and well-being. Journal of Environmental Psychology, 32(3), 225–233. https://doi.org/10.1016/j.jenvp.2012.02.004
O’Neill, S., & Nicholson-Cole, S. (2009). “Fear won’t do it.” Science Communication, 30(3), 355–379. https://doi.org/10.1177/1075547008329201
Perga, M., Sarrasin, O., Steinberger, J., Lane, S. N., & Butera, F. (2023). The climate change research that makes the front page: Is it fit to engage societal action? Global Environmental Change, 80, 102675. https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2023.102675
Pfau, M. (2007). Who’s afraid of fear appeals? Contingency, courage, and deliberation in rhetorical theory and practice. Philosophy and Rhetoric, 40(2), 216–237. https://doi.org/10.2307/25655269
Saab, A. (2023). Discourses of fear on climate change in international human rights law. European Journal of International Law, 34(1), 113–135. https://doi.org/10.1093/ejil/chad002
Slaven, M., & Heydon, J. (2020). Crisis, deliberation, and Extinction Rebellion. Critical Studies on Security, 8(1), 59–62. https://doi.org/10.1080/21624887.2020.1735831
Snyder, C., Rand, K. L., & Sigmon, D. R. (2017). Hope theory. In Oxford University Press eBooks. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780199399314.013.3
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Witte, K., & Allen, M. (2000). A Meta-Analysis of Fear Appeals: Implications for Effective Public Health Campaigns. Health Education & Behavior, 27(5), 591–615. https://doi.org/10.1177/109019810002700506